Alexandre BOUTON : « La forêt, on l’avait chevillée au corps dans la famille… »
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Alexandre BOUTON

Enfance rurale et ouvrière

On est de là où l’on nait !

Issu d’une famille où l’on est ouvrier de père en fils je comprendrai plus tard que des ouvriers il y en a à la pelle dans la famille, chez Peugeot à Vesoul et Sochaux, dans le monde agricole où mon père travaillait dans une coopérative laitière, mais aussi dans l’horlogerie chez Kelton où ma mère travaillait. La diversité, puis l’unité du milieu des ouvriers j’ai aussi appris à le connaître et notamment lorsque ma mère m’a dit lorsque j’avais 15 ans que je ne devrai pas tarder à aller bosser comme tout le monde ! J’ai vécu l’ascension de mes parents, leurs combats pour boucler les fins de mois et le travail en plus pour permettre cela. Quand on vient d’un milieu ouvrier, on est très dépendant des autres et cette dépendance elle vous suit et ne vous quitte pas. J’ai lu Bourdieu et j’ai compris beaucoup de chose sur cette reproduction dont on est l’esclave. Dans la vie, on se rend vite compte, au fur et à mesure des expériences, qu’elle est faite de rencontres, de parcours et moments partagés avec des gens qui vous ouvrent des horizons alors que d’autres en ferment.

Adolescence dans les bois

En Franche Comté, il y a cette forêt infinie et ces champs qui sont enchainés les uns aux autres par des fils de fer barbelés pas toujours évident à franchir.

Mon plaisir quand j’avais entre 12 et 18 ans était de partir à travers champs avec mon chien, marcher tout droit sans savoir où j’allais. De champs en champs, dans ma région on arrive vite à la lisière d’une forêt. Là on perd l’horizon, les odeurs changent et on zig-zag en évitant les arbres. Les forêts, plus difficiles à cultiver, sont toujours sur les coteaux et dans les revers. Alors, d’arbres en arbres ont fini par tomber sur un point d’eau, une mare, ou une bauge, et à travers les bruits qu’on entend, on prend conscience que le vent fait parler les arbres. On entre dans un monde plus mystérieux aux limites moins strictes, plus nuancées, plus profondes. De balades en balades, on prend conscience que dans cette forêt on n’est plus sur la terre, mais dans la terre. Les arbres sont des racines inversées qui s’enchevêtrent et prennent corps avec le ciel. J’aime cette idée que les arbres relient la terre aux nuages et que lorsqu’on est allongé au pied d’un arbre c’est tout une partie de notre énergie qu’on relie à l’univers. On reprend le chemin, on marche et on finit toujours par tomber sur une route. La forêt on l’avait chevillée au corps dans la famille. Le bois était une corvée en même temps qu’une ressource et une réelle liberté avec ces moments partagés en famille à nettoyer la forêt, tronçonner, les branchages, trier les rondins, fendre les buches trop grosses, bruler les petites branches pas exploitables. L’affouage, une tradition qui date du moyen-âge, est plus que jamais d’actualité avec la crise énergétique. Les communes forestières de Haute-Saône tirent une grande partie de leurs ressources de la gestion des bois communaux. Chaque année, avec l’ONF, les communes identifient les arbres arrivés à maturité qu’il faut abattre et commercialiser. Les déchets c’est à dire les branchages sont distribués aux ménages de la commune pour qu’ils puissent se chauffer durant l’hiver. En les récupérant, ils participent à entretenir la forêt et s’assurent une belle économie. Il faut y passer du temps à scier les buches pour qu’elles rentrent dans la chaudière. Mon goût pour le bois qui réchauffe et le bois qui use est certainement, en partie, né là.. De cette manière avec laquelle toute la famille s’organisait pour s’assurer l’hiver au chaud.

Des bois à l’école du bois !

Je suis arrivé en 3° avec des notes très faibles et pas beaucoup d’envie pour la suite. Alors mes parents m’ont orienté vers le Lycée du bois de Mouchard dans le Jura. On y trouvait des formations dans toute la filière bois de l’exploitation forestière, la scierie jusqu’à l’import-export. Une belle école où j’ai eu la chance d’être retenu pour être formé comme technicien en construction et aménagement d’ensemble. Dans cette école j’ai été formé par des Compagnons qui avaient fabriqué leurs outils en les dimensionnant à la taille de leur paume, de leurs mains et de leurs pouces. Alors qu’ils avaient appris à manier ces outils comme le prolongement de leur bras et de leur force dans la matière, (comme le lien entre la pensée et la matière en transformation) ; ils nous apprenaient à programmer des machines à commande numérique et à industrialiser nos productions.

Dès mon premier stage en seconde j’ai régulièrement travaillé dans une entreprise de charpente et construction à ossature bois. Au contact des chantiers et des charpentiers, j’ai appris à construire des épures, à monter des charpentes traditionnelles et industrielles, à couvrir et étancher, à courir sur les toits en hiver comme en été, sous la neige, la pluie ou 40°C. Certains de mes collègues ne savaient ni lire, ni écrire, mais ils pouvaient planter une pointe de 16cm en un seul coup de marteau. Un jour, alors que nous n’avions qu’une semaine pour couvrir 6 maisons sur un chantier où il avait bien plu, j’ai vu arriver un homme en costume qui marchait dans la boue en danseuse pour éviter les flaques. Lorsque j’ai demandé à mon collègue s’il ne s’était pas planté d’adresse pour le mariage, il me répondit « t’inquiète, on appelle ça un architecte, quand il va un peu moins pleuvoir il va sortir de la cabane de chantier et va venir nous expliquer des trucs. Là tu fermes ta gueule, tu dis oui de la tête et après il se casse et on termine le travail »… tout s’est passé comme il me l’avait décrit ! Arrivé en terminal je redouble car si mon efficacité à l’atelier s’améliorait chaque semaine au contact des compagnons, mon niveau en cours était resté au plus bas. Au même moment, Camille, mon patron, me propose de reprendre sa société de charpente. Il était horloger de formation et était devenu charpentier sur le tard. Il était un peu courbé car il s’était cassé le dos sur une poutre en tombant d’un toit, mais il était très perspicace et pariait sur la construction bois. J’avais 20 ans et personne ne m’avait jamais fait confiance à ce point. Ce fut pour moi comme un électrochoc et je saisis cette chance. Après une deuxième terminale et un diplôme obtenu avec mention, j’ai pu intégrer un BTS agencement de l’environnement architectural au Lycée Ledoux de Besançon que j’ai suivi en parallèle de mon travail en entreprise.

De la forêt à la rue

À la fin de mon BTS mes profs me motivaient pour me lancer dans des études d’ingénieur au vu de mes bons résultats en résistance des matériaux, maths et physique. À ce moment, j’ai réalisé que mon patron cherchait un bon directeur d’atelier plutôt que quelqu’un qui puisse reprendre sa société. En BTS nous avions un cours d’initiation à l’architecture durant lequel j’avais pu réaliser une maquette pour un centre spirituel et cela m’avais bien plu. En synthèse je me suis dit que j’avais encore beaucoup à apprendre et j’ai décidé de me lancer dans des études d’architecture, mais, lorsque mes parents ont vu les 6 années nécessaires pour cela, ils ont pris peur et m’ont demandé de me débrouiller. Je n’avais pas les moyens pour cela et j’ai dû réaliser mon service militaire. J’étais d’abord reçu comme parachutiste et j’ai pu motiver mes supérieurs pour réaliser mon service en milieu civil comme travailleur social dans une boutique d’accueil de jour Emmaus. Là, j’ai vécu une année bouleversante au contact des personnes les plus fragiles et d’un milieu d’une extrême violence. J’ai pris conscience qu’il n’y avait pas de limites dans la capacité des êtres humains à se détruire eux même. Dans la boutique, notre rôle était de les accueillir et de leur proposer une douche, de laver leur linge, ils avaient accès à des toilettes propres que je nettoyais chaque soir.

J’ai réalisé qu’une grande majorité des publics qui dorment dans la rue sont des personnes ayant des problèmes psychiatriques. Les hôpitaux psychiatriques, en s’appuyant sur les nouveaux traitements (camisoles chimiques) laissaient sortir des personnes très fragiles que l’on retrouvait dans la rue. Certaines de ces personnes pouvant être dangereuses pour elles-mêmes et pour autrui, un psychiatre est venu nous former pour nous préparer à l’accueil de ces publics. Dans cette boutique beaucoup de personnes se croisaient en étant dans des parcours très différents les uns des autres. Des punks avec leurs chiens, des personnes isolées parfois âgées, beaucoup de personnes de l’Europe de l’Est, des personnes rejetées de leur familles et pour certaines en rupture administrative. Au départ j’étais un peu perdu avec une réelle difficulté à trouver ma place. Alors je faisais le ménage, je cuisinais et j’ai proposé mes services aux personnes présentes. Un jour, en plein hiver, une personne qui dormait dans la rue est venue avec son sac de couchage déchiré. Il se plaignait d’avoir froid durant la nuit dans la rue. Un bénévole avait laissé une machine à coudre. Alors je me suis dit que cela ne devait pas être plus compliqué à utiliser qu’une toupie ou un rabot. J’ai pris la machine à coudre et nous avons recousu et réparé la couture déchirée. En nous voyant ainsi sur l’ouvrage, une autre personne et venue avec son blouson déchiré sous l’épaule, puis une autre avec un pull déchiré. Il faisait très froid dehors et l’atelier est devenu une sorte d’habitude que nous avons reproduit une après-midi par semaine. En été c’est un atelier coiffure que j’ai mis en place. Je rasais les cheveux mal lavés et j’ai fini par me raser la tête.

De la rue à l’architecture, de l’objet à l’usage, de la pensée à la matière

Après cette année de césure plus que bénéfique et riche en expérience, je suis entré à Strasbourg en première année l’école d’architecture. J’ai découvert une ville superbe, à taille humaine, mais cette première année m’a un peu dérouté. Je ne comprenais pas grand-chose et j’ai failli tout arrêter plus d’une fois étant donné le travail important que cela me demandait pour joindre les deux bouts.

En deuxième année, j’ai eu la chance de rencontrer des professeurs qui m’aideront à prendre un peu de hauteur. Deux architectes me permettront de trouver confiance en moi et de créer ma méthode de construction du projet par itération créative, en réalisant de multiples maquettes de projets pour arriver au bon projet. Cette méthode ne m’a jamais quitté. Une géographe urbaine et sociologue me fera prendre conscience du poids des interactions socio-spatiales dans l’organisation des villes et des territoires.

Juin 2001 : je me passionne pour ce lien entre l’espace et l’usage, je visite les tours du World Trade Center et réalise mon mémoire de 5° année sur les Garden’s Communities dans le Greenwich village, à Harlem et dans le Bronx à New-York. Je prends conscience du combat des minorités dans l’espace public pour renforcer leurs liens sociaux et leurs solidarités fasse aux promoteurs du capitalisme qui cherchent à valoriser financièrement les fonciers délaissés. Je réalise aussi le rôle important de la ville pour trouver le bon compromis entre les enjeux économiques et les enjeux sociaux d’intégration de ces minorités. En traversant Harlem et le Bronx, je réalise aussi que les plus fragiles aux US sont soudés par des liens de solidarité à ceux de leurs communautés qui ont réussis. Je prends conscience du fait qu’il n’y a pas d’idéal d’universalité, d’égalité, de fraternité et de liberté dans ce pays mais un pragmatisme des situations locales et de « l’empowerment « qui en découle.

La même année, je travaille chez RFR où je reviens en quelque sorte à mon premier métier de charpentier en dessinant des détails d’assemblage et en réalisant des maquettes à l’échelle 1. Des boulons, des écrous, des soudures, des poutres poutrelles et poteaux. Des encorbellements, des portes à faux, des trémies… tout un monde d’ingénieurs architectes qui me passionne et dont je suis si proche.

Je suis ensuite retenu pour la bourse de stage chez Renzo Piano à Gênes où je rencontre l’Italie en compagnie d’ étudiants d’Harvard, du MIT de Boston, des écoles polytechniques de Prague et de Tokyo. Cette agence qui habite la colline me fait prendre conscience que l’architecture doit être une partie intégrante du paysage et du sol dans lequel elle prend forme.

L’architecturbaniste naît en moi

Je saisis l’opportunité de travailler dans les bidonvilles de Casablanca pour réaliser mon diplôme. Le roi du Maroc commande à ce moment au groupe Suez la connexion de l’ensemble des bidonvilles de la ville à l’eau potable, à l’eau usée et à l’électricité. Nous sommes missionnés pour évaluer la manière avec laquelle ces morceaux de ville précaires peuvent être connectés aux réseaux.

En réalisant des enquêtes et des observations dans ces bidonvilles, je découvre une grande précarité en même temps qu’une organisation sociale et familiale très rigoureuse. Je fais la connaissance de Françoise Navez Bouchanine qui me fait prendre conscience de l’intégrité des relations sociales au sein des bidonvilles. Un jour, je me suis perdu dans une rue, entre les draps qui étaient pendus d’une maison à l’autre. Je slalomais entre les draps et me suis retrouvé sans m’en rendre compte au milieu d’un groupe de femmes qui étaient assises en train de palabrer. Elles m’ont lancé un regard inquiet et inquisiteur et j’ai pris conscience que je venais de transgresser leur intimité en entrant dans le salon éphémère qu’elles s’étaient façonné au sein des draps pendus qu’elles venaient de laver pour qu’ils sèchent. Je me suis excusé et j’ai rebroussé chemin entre les draps. Françoise prenait souvent en référence Edward T Hall et son livre « la dimension cachée » où il démontre qu’il y a autour de chaque personne une dimension invisible, une sorte de limite d’intimité qu’on ne doit pas transgresser et qui varie selon les cultures. Maintenant, je suis certain que cette limite invisible existe autour de toutes les maisons. C’est ce territoire, cher à Gille Deleuze, qu’ont en commun tous les animaux. Ce territoire qui fait qu’on habite là et pas ailleurs. Les bornes fontaine sont des lieux étonnants en termes d’échanges et de tensions dans les bidonvilles. J’ai vécu et eu la chance de découvrir un pays d’une beauté et d’une générosité unique. J’ai vu des portes et des portes accueillantes et ouvertes aux échanges

J’ai vu plusieurs fois des enfants jouer dans des petites rigoles d’eau qui ruisselait aux confins des bidonvilles. Qui n’a pas fait de barrages dans son enfance ?  Malheureusement, ils jouaient dans les eaux usées sans savoir les risques qu’ils prenaient et que nous tentions de leur expliquer. Aujourd’hui encore, dans le monde, des millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et des milliards d’autres n’ont pas accès aux services hygiéniques et sanitaires. Chaque jour, des enfants meurent des suites du manque d’eau propre et de suivi sanitaire et d’hygiène de l’eau.

Urbanisme bioclimatique et écologie territoriale

En 2003, j’obtiens donc mon diplôme d’architecte avec mention et je sors complétement perdu de ces études étourdissantes. J’ai le sentiment d’être là sans aucune compétence réelle. Je panique et je fais dans l’urgence le concours d’entrée de Sciences Po que je réussis in extrémis.

Je travaille jours et nuit et en parallèle de mes études je commence à travailler sur des projets pour mon compte. Au fur et à mesure que je construis des projets j’interroge mes différents professeurs qui me répondent en toute bienveillance et me questionnent à leur tour. Certains deviendront mes premiers maitres d’ouvrage et je ne les remercierai jamais assez de la confiance qu’ils m’ont faite alors que je n’avais pratiquement pas d’expérience.

2005 : Création de mon agence Urban Act. En parallèle, je sors de Sciences-po où j’enseignerai pendant 10 ans, d’abord en suivi de projet puis rapidement en montant un cours sur les enjeux écologiques et énergétiques et sur l’écologie territoriale. Je m’appuie sur de nombreux témoignages à travers l’Europe. Durant ces 10 années je traverse l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark pour comprendre les modes de production des projets urbains et architecturaux ainsi que la relation avec les productions énergétiques décentralisées.

J’interviens en parallèle à l’école des Ponts et Chaussées, à l’EIVP et à l’école d’architecture de la ville et des territoires.

E2018 :création de l’atelier la Remanufacture. Aujourd’hui nous engageons la transformation en atelier ESS. Je souhaite orienter mes projets dans un design écologique et une rénovation énergétique globale de bâtis déjà là pour passer à l’action et participer à répondre aux enjeux climatiques colossaux auxquels nous allons être confrontés. Je veux partir, avec les riverain.nes , de la matière déjà là et ainsi transformer, ensemble, leur territoire afin qu’iels en prennent possession. Je veux sortir de l’objeification du monde décrite par Bruno Latour et m’appuyer pour cela sur le design inversé défendu par Enzo Mari en Italie. Pour cela je veux effacer les limites entre le menuisier, le charpentier, l’architecte d’intérieur, l’architecte et l’urbaniste qui sont en moi.

Retour aux sources

Décrire un parcours, c’est décrire une danse funeste entre l’ombre et la lumière, entre vie et survie.

 Il n’y a plus de vérités dans « le beau », il y a du carbone en trop dans l’atmosphère qu’il faut stocker et il y a une esthétique qui répond à cette éthique. Cette esthétique c’est celle qui dépense le moins de matière neuve, d’énergie et de carbone, qui optimise les assemblages et les finitions. Cette architecture inversée est le design, l’ébénisterie, la menuiserie et la charpente dans une seul et même objet. Le triangle en est la forme primaire car elle est la seule figure indéformable du charpentier depuis l’antiquité.

Nous sommes situés entre la Cité de l’Ameublement et la Cours de l’industrie.

On ira là où on a décidé d’aller. L’univers est mon toit, l’atmosphère est ma maison, la terre est mon sol.

Alexandre BOUTON

LA REMANUFACTURE

33 rue de Montreuil – PARIS 11e